Pourquoi privilégier les logiciels libres en éducation?

30 mars 2009 dans Eduquer/Enseigner
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par Isabelle Motte et Grégoire Vincke

Quel que soit le domaine d’application, choisir un logiciel adapté à ses besoins est de plus en plus difficile. A côté des produits propriétaires connus, ou reconnus, mais malheureusement souvent coûteux, il existe une multitude d’alternatives, allant des produits simplement gratuits (gratuiciels ou partagiciels) aux produits libres ou open source.

Dans ce billet, nous vous proposons de passer en revue les différents aspects à considérer pour opérer un choix logiciel judicieux dans le cadre d’un système éducatif. Nous mettrons en évidence les arguments qui peuvent vous inciter à utiliser des outils libres, mais aussi ceux qui peuvent vous décider à choisir des outils propriétaires.

Pourquoi ce billet ?

Pour comprendre les raisons qui nous ont poussés à écrire ce billet, il faut le remettre dans notre contexte. Nous sommes belges, et depuis presque un an la Communauté Française de Belgique, instance qui a l’éducation dans ses attributions, à lancé avec la Région Wallonne un plan d’informatisation des écoles francophones de notre plat pays. Le plan Cyber Classe prévoit de doter les école belges francophones d’un ordinateur pour 15 élèves. Les ordinateurs retenus seront tous équipés en double démarrage Windows-Linux ou Mac-Linux, et la suite bureautique de base sera OpenOffice.org. L’usage du logiciel libre à l’école est donc clairement recommandé par nos instances politiques.

Mais en Belgique le débat du libre dans l’éducation ne se limite plus au seul plan Cyber Classe. Les universités et hautes écoles se posent de plus en plus la question de l’intérêt de ces logiciels dans leur système de formation et/ou de recherche. Nombreuses sont les séances d’informations et les débats organisés dans ce sens (FUNDPULg).

Ce billet regroupe nos réflexions et arguments pour aider les enseignants à opérer un choix logiciel judicieux dans le cas où ils ne voudraient pas attendre l’application d’un plan tel que Cyber Classe ou un équivalent universitaire pour amorcer leur transition vers le libre.

Philosophie et droit

Selon la philosophie du logiciel libre, un logiciel ne devrait pas être considéré comme un bien (matériel) mais comme un savoir (immatériel), si possible construit et amélioré collectivement. Dans cette philosophie, un code informatique peut être comparé à une recette de cuisine : la recette décrit comment créer le plat, on la partage volontiers entre amis, chacun peut l’utiliser pour reproduire le plat chez soi, l’analyser pour en comprendre la logique, proposer des améliorations, et distribuer à ces amis une version remaniée ou améliorée.

Ces libertés d’utilisation, d’étude, de modification et de redistribution d’un logiciel sont les éléments fondamentaux caractérisant un logiciel Libre. Ces libertés sont en général spécifiées dans un contrat de licence, à l’instar de ce qui existe avec un logiciel propriétaire, sauf que ces licences libres sont permissives (elle vous donnent des droits) plutôt que restrictives (vous limitent dans vos droits) comme dans le cas des licences propriétaires. Mais dans les deux cas, il est très important de noter que l’usage des droits relatifs au logiciel est défini dans un contrat de licence, c’est à dire un document à force juridique. Exemple de licence libre, ou copyleft : la licence GPL. Il est intéressant de noter que le principe des licences libres n’est pas limité aux seul logiciels, mais qu’il peut être étendu à toute production personnelle. Un bel exemple avec les licences Creative Commons.

logo copyleft Le C « inversé » est le symbole du copyleft, par opposition au copyright. Il n’est cependant pas reconnu comme symbole légal.
logo creative commons Le double C est le symbole des Creative Commons.

Le droit d’adaptation du logiciel implique celui de disposer de son code source. Le code source des logiciels libres est donc disponible, généralement via internet, et leur développement est réalisé collaborativement : les améliorations proposées par chacun des contributeurs étant regroupées par l’équipe qui coordonne le projet. Cette esprit collaboratif s’étend également à la résolution des problèmes de chacun (développeur comme utilisateur), que ce soit via la rédaction d’une documentation (généralement au travers d’un wiki ) ou à la résolution de problèmes (au travers de forums de discussion ou la rédaction de billets dans des blogs).

Ethique et déontologie

L’enseignement doit garantir l’égalité des chances et contribuer à la lutte contre la fracture numérique. Il est donc essentiel de proposer aux élèves et aux étudiants des logiciels aussi peu coûteux que possible, et qui peuvent s’installer sur des ordinateurs aux performances moyennes. Mais l’enseignement doit aussi former des futurs professionnels, et à ce titre il vous sera parfois obligatoire d’utiliser des logiciels propriétaires considérés comme des standards dans leur domaine. Mais en dehors de ces particularités professionnelles, et si des alternatives libres existent, il nous paraît pertinent de les envisager avec les étudiants en montrant leurs forces et leurs faiblesses. Qui sait si demain ces outils ne seront pas plus performants que leurs homologues propriétaires, comme c’est déjà le cas dans certains secteurs ?

Ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est utiliser des logiciels sans respecter les contrats de licence ni les conditions d’utilisation. Le piratage de logiciels propriétaires, totalement illégal, est malheureusement fréquent à l’école comme ailleurs. Il serait donc scandaleux que l’école ou l’université légitime cette forme de vol au nom du sacro-saint droit au savoir et à la formation. Enfin, une institution éducative ne peut se permettre de participer au phénomène d’enfermement propriétaire, dénoncé sous une forme certes quelque peu provocatrice par Richard Stallman dans cette vidéo et cet article.

Fonctionnalités

Cela peut paraître élémentaire, mais le choix d’un logiciel doit reposer sur la liste des fonctionnalités réellement attendues, et non sur la liste des fonctionnalités possibles. Nous sommes toujours déconcertés par certains responsables informatiques qui opèrent des choix logiciels en fonction de la longueur de la liste de fonctionnalités : plus il y a de boutons, mieux c’est ! Avez-vous réellement besoin du dernier effet tourbillonnant dans vos diaporamas ? Au point de payer bien cher une licence alors que des solutions alternatives efficaces et gratuites existent, mais sans cet effet tourbillonnant inutile ? Les apprenants seront-il amenés à explorer l’essentiel des fonctionnalités du logiciel ou seront-ils déconcertés par la moitié des boutons qui ne seront jamais utilisés ?

L’essentiel des besoins informatiques des enseignants et apprenants peut aujourd’hui être rencontré avec des logiciels libres. Leur utilisation n’est ni plus facile, ni plus difficile que celle des logiciels propriétaires, mais si des habitudes existent déjà il faut parfois compter sur un temps d’adaptation pour maîtriser ces nouveaux outils, comme lors de tout changement technologique. Si vous souhaitez vous lancer, nous vous conseillons de procéder pas à pas, en remplaçant chaque année un outil propriétaire par un équivalent libre. En informatique comme en toute chose, rien ne sert de forcer, ni de courir. Il faut bien choisir, et partir a temps.

Stabilité

On entend souvent que les logiciels libres sont moins stables que leurs homologues propriétaires. D’autres prétendent le contraire. Alors, réalité ou légende urbaine ?

Ce qui est sur c’est que les logiciels libres héritent souvent de la réputation de stabilité de Linux, un système opérateur extrêmement stable. Mais il ne faut pas mélanger les deux, et qui dit logiciel libre ne dit pas forcément stabilité. La réalité est que cela dépend du logiciel, dans le cas des logiciel propriétaires comme dans le cas des logiciel libres.

Il est difficile d’établir une règle générale pour évaluer la stabilité d’un logiciel, mais nous prendrons quand même le risque de vous conseiller un critère indicatif qui est celui de la vigueur de la communauté qui l’entoure. Et quand nous parlons de communauté nous parlons aussi bien de développeurs que d’utilisateurs. Les logiciels les plus stables sont en effet généralement conçus selon des méthodes qui impliquent très fortement les utilisateurs dans le processus de conception, ce qui est souvent le cas des logiciel libres. Dans ce schéma de conception les utilisateurs sont invités à rapporter les bugs qu’ils rencontrent, ou à proposer des améliorations. Les développeurs étudient les demandes des utilisateurs, dressent la liste des corrections, améliorations et fonctionnalités qui méritent d’être apportées, et les codent en fonction. S’il bénéficie d’une bonne communauté de développeurs et d’utilisateurs le rythme d’évolution d’un logiciel, qu’il soit libre ou propriétaire, peu donc être très rapide et aboutir en peu de temps à un logiciel réellement stable. Mais ceci n’est pas une généralité et il existe des communauté de développement très fermées aux utilisateurs qui arrivent à produire des logiciels très stables, preuve étant faite que ce domaine n’est pas facile à évaluer.

Il n’en reste pas moins que pour nous le dynamisme de la communauté autour d’un logiciel (libre ou propriétaire) est un bon indicateur de sa qualité. Si plusieurs versions du logiciels sont diffusées sur l’année, si l’application est disponible pour plusieurs systèmes d’exploitation, si les utilisateurs obtiennent des réponses à leurs questions rapidement dans les forums, si la documentation associée est complète, traduite en plusieurs langues, … vous avez toutes les chances d’avoir trouvé un outil de qualité.

Pérennité

Quand vous opérez un choix logiciel, vous espérez qu’il reste valable un certain temps. Quand vous choisissez un outil propriétaire bien connu, vous pensez être assuré de sa pérennité. Pour les outils libres, cela semble moins évident de prime abord. Pourtant, l’ouverture du code source est une garantie de pérennité. Si l’outil est populaire, il se trouvera toujours bien quelqu’un pour poursuivre son développement. Dans le cas du logiciel propriétaire, si la firme fait faillite (et l’histoire ne cesse de nous démontrer que personne n’est à l’abri d’une telle éventualité, même les plus grand) ce « savoir » sera perdu. Par ailleurs, si la firme décide de changer de format, ou de ne plus soutenir un format antérieur, vos données sont perdues.

Contrairement aux logiciels propriétaires, la plupart des logiciels libres utilisent des formats de fichiers qui sont souvent communs et dont la structure est décrite : les formats ouverts. Exemples de formats ouverts : .odt pour les éditeurs de textes (contre-exemple propriétaire : .doc de MS Word), .png pour les images (contre-exemple propriétaire : .jpg), .ogg pour le son (contre-exemple propriétaire : .mp3), etc.
L’utilisation de formats ouverts vous apporte la sécurité en terme de pérennité de vos données, car même si votre logiciel libre préféré disparaît, les fichiers seront toujours utilisables et éditables par d’autres logiciels, qu’ils soient libres ou non.

Économie

L’aspect financier influencera évidemment votre choix. La plupart des éditeurs de logiciels payants réservent aux acteurs de l’enseignement (enseignants, étudiants) des solutions tarifaires préférentielles vraiment intéressantes. Mais certains établissements ont tellement peu de moyens qu’il est impensable pour eux d’acheter des logiciels, même à ces tarifs avantageux. L’étude de marché portera alors uniquement sur des logiciels gratuits. Sur le marché des logiciels gratuits, les logiciels libres sont à privilégier. En effet, de nombreux logiciels propriétaires gratuits (gratuiciels ou partagiciels) sont souvent des outils proposés en test aux utilisateurs. Si le produit marche, il risque fort de devenir payant, sinon de disparaître.

Si des moyens sont disponibles pour un achat de logiciel, il est intéressant de poser une limite maximum. Vous éviterez ainsi de tester inutilement les outils qui sont hors de vos moyens.

Attention. Même s’il peut ne rien coûter, l’adoption d’un logiciel libre au niveau institutionnel a souvent un coût : celui de son apprentissage, et de l’adaptation des moeurs à son égard. Il s’agit cependant d’un coût ponctuel, qui sera d’autant plus faible que cette transition est prévue, expliquée, et accompagnée par des formations initiales.

Un choix logiciel dans une institution éducative doit aussi se penser en terme de coût pour les apprenants. De même que le prix du matériel scolaire est chaque année source de débat, il est du devoir des institutions éducatives de prendre en compte les éventuelles répercussions sur les budgets domestiques d’un choix technologique imposé dans un parcours de formation. Est-il normal de « forcer » les ménages à acheter du matériel plus performant, ou des logiciels propriétaires dernier cri (fut-ce à des prix avantageux), pour suivre le rythme technologique imposé par l’école, lorsque des solutions alternatives existent ?

Service

Certains choix logiciels supposent aussi des services associés. En matière de logiciels propriétaires, de nombreuses firmes accréditées se sont développées. En matière de logiciels libres, en dehors de quelques exceptions, le marché est encore en construction. Lorsqu’il existe, le tissu professionnel local en matière de conseils et d’encadrement relatifs aux logiciel libres n’est malheureusement pas encore aussi diversifié qu’il ne l’est pour le logiciel propriétaire. Nous espérons que les jeunes informaticiens sauront saisir la réelle opportunité qui se présente à eux, car ce secteur d’activité représente une belle opportunité de développement économique local.

Portabilité

Dans certains cas, le logiciel choisi doit être utilisé sur des ordinateurs de différents types ou de différentes générations. Soit parce que l’institution tiens compte du parc informatique des apprenants, soit parce qu’elle possède
elle-même un parc informatique disparate. Tous les logiciels ne permettent pas ce tour de force. Si votre parc informatique est hétérogène, pensez à relever les différentes configurations qui devront être supportées, et préférez les logiciels portables.

Les logiciels libres les plus populaires tournent sur tous les systèmes d’exploitation . Nous relevons tous les jours le défi de sensibiliser des professeurs et étudiants aux logiciels libres dans un pool équipé de Mac, alors qu’ils utilisent Windows chez eux et que nous utilisons nous-même Linux! Cette souplesse est très (trop) rarement de mise avec leurs homologues propriétaires …

Sécurité

Pour certains besoins informatiques, l’aspect sécurité a une énorme importance. Sachez alors que les outils libres se distinguent en la matière. Puisque leur code source est accessible, vous avez la garantie qu’aucune faille, qu’aucun logiciel espion ne s’y est glissé. Notez quand même que certains logiciels propriétaires permettent aujourd’hui l’accès à leurs sources (sans pour autant permettre la modification du code). De cette manière, ils donnent une meilleure mesure de leur niveau de sécurité. Mais ils restent malheureusement extrêmement rares, surtout parmi les outils gratuits.

Conclusion

Alors finalement, faut-il privilégier les logiciels libres dans l’enseignement ? Les arguments éthiques et philosophiques pèsent lourd dans la balance à nos yeux. L’essentiel, à notre avis, est de retenir qu’aujourd’hui ils ont atteint un niveau et une diversité qui fait qu’ils ne peuvent être ignorés à l’heure des choix stratégiques, et que leurs avantages ne doivent plus être utilisés que comme moyen de chantage. Lorsqu’il sont pris en considération dans les analyses, il arrive de plus en plus qu’ils sortent dans le peloton de tête, même lorsque l’argument économique a peu d’influence. Mais au final, c’est à vous de choisir. Nous espérons qu’après avoir lut ce billet, ce sera en connaissance de cause 😉

Liens conseillés

Exemples de logiciels libres utilisables en éducation :
Suite bureautique complète : OpenOffice.org
Navigateur internet : Firefox
Gestionnaire d’emails : Thunderbird
Traitement d’images matricielles (photos) : The Gimp
Traitement d’images vectorielles : Inkscape
Astronomie : Celestia, Stellarium
Géométrie et algèbre : Geogebra
Compilations, distributions, et sites de renseignements :
Un CD avec les logiciels libres indispensables pour l’éducation : OpenEducationDisc
Le libre à 100% : quelques distributions de Linux dédié à l’éducation de niveau primaire : edubuntu, AbulEdu
Ou trouver le logiciel libre qui vous manque ? Sur Framasoft! Les logiciels libres y sont détaillés par finalités, et décris par les utilisateurs eux-mêmes.
Annuaire des logiciels libres éducatifs : http://www.education.free.fr/
Logiciel libre et éducation :
Quand le Royaume-Uni montre le chemin…
Les écoles de la Communauté Française de Belgique passent au Libre
52 millions d’enfants brésiliens apprendront via Linux
Audit des TICE dans l’Education Nationale
En anglais : China takes lead in Linux education
Monde associatif
L’action en europe francophone : APRIL – Actions autour du logiciel libre dans le domaine de l’éducation
MILLE : Modèle d’Infrastructure de Logiciel Libre en Éducation
Le logiciel libre en vidéo
Le logiciel libre expliqué en 3 minutes par Damien Van Achter, responsable multimédia de la RTBF, dans l’émission Au quotidien (3min41sec).
Le logiciel libre expliqué en 3 minutes par Frédéric Couchet, délégué général de l’APRIL (2min55sec).
Le logiciel libre par François Huot (1h26min)